Imaginales 2021 : ... L'écrivain a-t-il une responsabilité...

Actes odieux, propos discriminants, stéréotypes sexués,
l'écrivain a-t-il une responsabilité
vis-à-vis de ses lecteurs ?

Comme d'habitude, les avertissements de rigueur : je retranscris ici les notes que j'ai prises pendant la conf ; il est donc tout à fait possible que j'aie fait des contresens et tout à fait certain qu'il manquera des bouts 😁 (sans parler du côté décousu et de ma difficulté à me relire 😳). Les astérisque et les éventuels commentaires entre [ ] sont de moi, et les passages entre guillemets sont censés être des citations.

Intervenants : Isabelle Bauthian, David Bry, Lionel Davoust, Pascaline Nolot.

Modératrice : Valérie Lawson.

 

PN, LD, DB, IB, VL.



VL : On part sur un "oui" et on mitigera ensuite. On posera aussi la question des trigger warnings (TW).
 
LD : Nous devons faire un usage responsable de notre parole. Il doit y avoir une validation en temps réel de ce qu'on écrit, de ce que le créateur considère comme normal. Qu'est-ce que l'auteur valide, indépendamment de ce qu'il écrit (même quand il écrit des horreurs). On peut donner un point de vue à tous les personnages mais la validation se fait par l'auteur dans la façon de le décrire.
Exemple du psychopathe : même s'il s'en sort, ça peut être une critique de la société, de la justice...
Il n'y a pas de "on ne peut plus rien dire" : il faut faire attention aux conséquences, et assumer.

IB : Tout dépend du traitement, en fait, selon le type d'oeuvre. Certaines sont "pornographiques" au sens large, mais si elles sont étiquetées comme telles, c'est jouable, car "dans le porno, tout est permis".
Le problème, ce sont les scènes "réalistes" où les biais de l'auteur ressortent de manière incontrôlée.
On peut prendre l'exemple des auteurs mâles qui écrivent n'importe quoi sur les femmes, mais en fait, personne n'est à l'abri de ses propres biais.
En plus, il y a un problème d'incohérence, il faut se rendre compte qu'on n'a pas la science infuse.
Il faut donc faire appel à des "Sensitivity readers" (SR) (elle n'aime pas le terme, parce que pour elle, ça relève de plus que de la sensibilité). Par exemple, si on écrit à propos d'une pompière, on ira le faire relire par des pompier(es).*
Dans Face au dragon, l'héroïne, noire, a été justement bêta-lue par VL, qui a fait des remarques sur certains éléments que seule une femme noire remarquerait tout de suite.**

VL aime le terme de SR, car ce n'est pas de la censure - ni de l'appropriation culturelle.
Il y a aussi la question de l'altérité, qui pourrait choquer le lecteur.

DB est angoissé de rencontrer des gens qui lui ressemblent, parce qu'il se fait chier ! Il adore rencontrer des gens différents, c'est une richesse et ça l'aide à devenir quelqu'un de meilleur.
Tous ses romans parlent d'altérité, de différence.
Lire est de l'altérité, car on se met dans la peau de quelqu'un d'autre. On se projette, on s'invente des vies.
Il y a la question de la responsabilité de l'auteur, mais l'éditeur doit assister, il faut bien s'entourer (y compris par les bêta-lecteurs).

PN : On a tous des thèmes récurrents, chez elle c'est la question des apparences (son héroïne a une grosse tache rouge sur le visage).

VL : Est-ce que ça a été une réflexion, de traiter de sujets durs ? Et est-ce qu'on se sent responsable ?

PN : Rouge parle de viols et de violences. Ca parle de vécu personnel, c'était la seule façon d'en parler, pour elle, en passant par l'imaginaire. Elle a conscience que ce sont des sujets durs, mais pour elle, en parler était une nécessité. Oui, elle est consciente que ça peut être éprouvant à lire.
Sur le quatrième de couverture, il y a un vague TW, et elle a reçu des chroniques*** qui en ont rajouté. Elle se demande donc si ça ne serait pas mieux de mettre de vrais TW en cas de réédition.

VL : Le terme de TW ou de contenu dérangeant est surtout utilisé, à l'origine, pour les images et les vidéos. Ce n'est pas une volonté de faire taire, mais de prévenir. Elle évoque Nos jours brûlés, de Laura Nsafou, qui a une liste de TW à la fin du livre.
Le problème des TW, c'est la surprise d'être choqué.

IB n'y pense pas parce qu'elle n'a pas elle-même besoin de TW, et elle a peur de spoiler, ce qui est ennuyant d'un point de vue narratif. Elle n'en voudrait donc pas en quatrième de couverture, mais les mettre en fin de roman, c'est pas mal.

VL : On n'est pas responsable de la façon dont on est lu ? On pense à l'histoire avant de penser au lecteur ?

LD : "Je suis un DJ".
Est-ce qu'on écrit pour soi, ou pour les autres ? Comme un DJ, le but est de faire danser la salle, mais sans faire saigner nos propres oreilles. Il se rappelle une citation dont il a oublié l'auteur**** : "mon but métier n'est pas de faire ce que vous voulez, mais de faire en sorte que vous vouliez ce que j'ai fait".
Et il écrit pour lui-même [sans chercher à plaire à un public].

DB : Il faut être honnêtes et parler de ce qui nous touche. Le quatrième de couverture peut aider à identifier les potentiels TW [autrement dit, on s'attend à lire des horreurs quand on lit de l'Horreur].
Il a été lui-même choqué par Sade, parce qu'il ne s'attendait pas à ce que ça soit aussi trash.
Aussi, quand on parle (par exemple) de personnages exclus, ça peut aider à se sentir moins seul, pour un lecteur victime d'exclusion. Il évoque à ce propos une lectrice qui a été touchée en lisant un de ses romans, dont le héros est handicapé.

VL : Les personnages de Grish-mère ne sont pas sympathiques, est-ce que IB l'a écrit pour dénoncer ?

IB : Il faut arriver à être clair sur ce qu'on veut dire, mais sans y aller comme une brute, et même comme ça on peut avoir des lecteurs qui trouvent ça lourd... et d'autres, pas assez.
Il n'y a pas de différence [sur le principe] entre faire relire son texte par un pompier ou par un noir. Quand on se pose des questions sur un sujet, ça nous pousse à aller plus loin, à sortir de notre zone de connaissance. Ca nous pousse à nous poser des questions, ça nous ouvre des possibilités. C'est libérateur, de faire des recherches, on s'ouvre un monde de possibles. Les SR ne nous brident pas.

VL : Le problème, ce sont les scènes gratuites, cf le viol qui va révéler l'héroïne*****, ou le personnage qui  devient héros parce qu'orphelin. L'importance du trauma dans la création du héros, est-elle la responsabilité de l'auteur ?

PN déteste "le viol révèle l'héroïne". Son héroïne est et demeure nulle à l'arc, viol ou pas viol.
Elle veut dénoncer les violences sexuelles, et ça serait contre-productif que le viol transforme l'héroïne.

VL : Mettre l'auteur face à ses propres limites, à des questions qu'il ne s'est jamais posées, est-ce raciste ou sexiste ? [On parle bien ici de confronter l'auteur à ses biais, j'ai eu un doute en retranscrivant 😋]

LD : Oui. Dans Les Dieux sauvages, il dénonce le patriarcat religieux, et "le salut ne vient ni des dieux ni des hommes" [au sens "mâles" sauf erreur de ma part]. Il a besoin de se mettre dans la peau de ses méchants, pour voir quelle est leur part d'humain. L'un d'entre eux, en particulier, est parfaitement raisonnable, mais c'est en fait un salaud fini.
Il y a aussi la question au lecteur : qu'est-ce que tu ferais à sa place ?

DB : Nos méchants viennent de nos propres parts de laideur. On propose au lecteur de s'interroger dessus, comme on s'interroge nous-mêmes.

VL : Quand on lit un polar, on s'attend à ce qu'il y ait des morts, de la violence ?

DB : On ne touche pas aux faibles. Il a des enfants et pose la question de comment on peut faire du mal à des enfants et ne pas voir quand ça arrive sous notre nez. Et comment on peut grandir et être heureux quand on a été un enfant maltraité ?
Il faut parler de ce qui nous fait peur, parce qu'on a tous peur de quelque chose.

IB parle de créer de l'empathie (mais pas de la sympathie) envers les méchants, surtout les "extrémistes bien intentionnés", et voir comment on peut basculer vers le Mal. Elle aime donner des qualités qu'elle apprécie à ses méchants, parce que c'est intéressant de voir ce genre de processus mental.
C'est intéressant aussi de mettre nos qualités chez nos méchants, parce que ça met en valeur nos biais, c'est intéressant à écrire et à faire lire.

DB : Le lecteur se questionne à travers ces persos "limite".

IB : cf Daeneris dans la série télé Game of Thrones. "Elle avait les même valeurs humanistes que moi, je n'ai pas vu les horreurs qu'elle a commises tout le temps, et ça a choqué tout le monde à la fin".

VL : Au contraire de Sansa, qui est très princesse antipathique, mais qui finit "reine" badass. Ca pose la question de comment améliorer le monde sans reprendre les travers des gens qui l'ont détruit.

Question du public : Est-ce que les TW ne sont pas là pour protéger l'auteur ?

VL : Personne ne doit rien à l'autre, c'est un échange entre le lecteur et l'auteur. Mais c'est sûr qu'un auteur gratuitement raciste qui met un TW Racisme fait ça pour se protéger.

DB : Le TW est plus un travail d'éditeur, à partir du moment où l'auteur est clair dans son propos et a fait ses recherches. Ce n'est pas pour protéger l'auteur.


**edit 10/11/21 ** : La captation audio de la table ronde est disponible chez ActuSF 🙂





* : juste pour dire que les SR ça ne sert pas qu'au traitement des minorités. J'ai moi-même fait du SR pour des questions de motards.

** : si je me rappelle bien ça parlait de ne pas remarquer avoir un truc dans les cheveux, chose qu'on ne peut apparemment pas louper quand on a les cheveux crépus (ou au moins bouclés).

*** : = des critiques du livre.

**** : j'ai cherché vite fait et je n'ai pas retrouvé non plus 🙁

***** : le trope "rape as backstory" est malheureusement trop répandu 😡

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