Perdre ses repères

C'est un sujet qui me trottait dans la tête depuis un moment : j'ai remarqué que j'éprouvais une certaine difficulté avec le Steampunk en général, et je me demandais pourquoi : après tout, ça reste de la SF, et même quand ça tire un peu vers le Fantastique ou la Fantasy, qui sont deux autres genres qui ne me posent pas de problème, ça ne devrait pas changer tant que ça.

Et pourtant...

Il est possible que ce soit une question de serpent autophage : je ne lis pas assez de Steampunk (à part Girl Genius, que j'adore incontestablement), donc je ne connais pas assez les tropes du genre, donc je me retrouve facilement perdue là-dedans.

Néanmoins, je pense que la question est plus complexe que ça : je crois que mon souci vient du fait que les tropes du Steampunk ratissent un peu large à mon goût... ce qui rend le "socle" de base plus difficile à appréhender pour moi.

J'admets que quand je lis une histoire, quel que soit, son genre, j'aime savoir "où je suis", me faire une idée de l'univers. Je peux accepter que cet univers se révèle autre chose que ce qu'il paraisse (par exemple, le trope "en réalité, vous êtes dans un monde virtuel"), mais à condition que ce soit un effet voulu par l'auteur.

Il y a quelques années, aux Imaginales, j'ai acheté le tome 1 d'une série de bit-lit* parce que son autrice était sympathique et me l'avait bien vendu. J'ai été globalement déçue : non seulement je ne sentais pas (ou trop peu) l'intelligence pointue qui était censément le point fort de l'héroïne, mais arrivée au milieu du bouquin, j'ai eu un gros moment de "what the fuck, je suis où, là ?".

Mon problème ? Autant je n'étais pas gênée par mon hypothèse de départ, à savoir que l'histoire se déroulait de nos jours dans une grosse ville américaine inventée (avec des vampires), autant je découvrais brutalement que la géographie du monde ne correspondait pas au nôtre. J'aurais pu passer outre s'il y avait eu des indications de bouleversements géologiques ("la magie a remplacé l'Amérique du Sud par des îles") ou peut-être si ça avait été annoncé dès le début. Là, tout d'un coup, je me rendais compte qu'on n'était pas sur Terre, donc que toutes mes références historiques, géographiques, sociales... étaient potentiellement fausses.

Et bien sûr, aucune indication là-dessus dans le quatrième de couverture non plus 😠

Après, je ne peux pas nier que cette info ne changeait rien à l'histoire elle-même ("okay, il a fait la guerre dans les îles et pas en Colombie, l'important, c'est qu'il a fait la guerre"), mais quelque part, je trouve ça plus frustrant : pourquoi inventer cette "para-Terre" qui n'est pas la nôtre, si ça n'a pas d'influence sur l'intrigue ? (j'aurais bien aimé poser la question à l'autrice, mais je n'ai jamais eu l'occasion de la revoir 🙁).

En revanche, je n'ai pas été tellement gênée dans la saga Meg Corbyn, d'Anne Bishop (et ses spin-offs) : dans cet univers, tout le continent américain appartient depuis toujours aux vampires, garous et autres élémentaires, alors que l'Europe, patrie des humains, est assez proche de la nôtre. Heureusement, l'héroïne découvre tout ceci en même temps que nous (elle a vécu dans un cadre très isolé, on va dire)... et, même si l'on peut trouver ça un peu lourd, l'autrice a fourni un lexique (en début d'ouvrage dans l'édition VF), avec les noms des villes, des régions, des jours (parce que le calendrier est différent), etc.

Bref, on a là de quoi prendre ses marques, même si je n'aurais pas craché sur un peu plus de détails côté religion (un système polythéiste, si je me rappelle bien, et qui ne se rapporte pas de façon évidente, à mon avis, à des divinités existantes).

Tout ça pour dire que ce qui me gêne dans le Steampunk en général, c'est le manque de repères. Je ne sais pas si on va croiser des machines à écrire à vapeur ou, à l'opposée du spectre, des intelligences artificielles en tubes cathodiques. Je ne sais pas (ou rarement) à quoi m'attendre, je ne peux pas réfléchir aux intrigues parce qu'il y a trop d'éléments qui me sont inconnus, je ne peux pas faire le tri entre ce que j'ignore et ce que les personnages ignorent. Je suis condamnée à suivre le flux.

Je crois que si j'aime bien Girl Genius en dépit des difficultés énoncées ci-dessus, c'est parce que ses histoires ont un bon rythme, et que même si je n'ai pas les "outils" pour m'associer aux réflexions des personnages, ceux-ci sont attachants et "il se passe toujours quelque chose", pas forcément de l'action trépidante, mais qui suscite infailliblement un (mon) intérêt.

Dans un autre genre, j'ai récemment dévoré le comics Saga, de Vaughan & Staples. Je crois qu'on peut appeler ça du "Fantasy kitchen sink" : il y a de la SF, de la magie, des intrigues politiques, des vaisseaux spatiaux, des fantômes... Tous les éléments pour un cadre déstabilisant où l'on perd facilement ses repères.

Sauf que là aussi, le rythme est soutenu sans être intensif, les personnages sont sympathiques, et j'ajouterai que le côté "ah, mais ça, ça existe, en fait" est partie intégrante de l'histoire : l'univers est vaste, nos héros ne savent pas tout, et les nouveaux éléments s'assimilent bien de cette manière.

Pour revenir au Steampunk, je crois que si j'ai apprécié, par exemple, la série Le protectorat de l'ombrelle, c'est que l'autrice a su poser clairement son cadre : "on est ici, à telle époque, il y a tel, tel et tel élément SF/Fantastique, et ce que toi, lecteurice, tu ne connais pas, les personnages le découvriront avec toi".

Autrement dit, j'ai besoin, dans une certaine mesure, d'un "personnage-guide", qui n'est pas parfaitement familier de cet univers, et qui sera mon intermédiaire pour appréhender l'intrigue.

Après, il y a d'autres romans Steampunk que j'ai bien aimés (ceux d'Elodie Serrano ou Alex Evans, par exemple) en dépit de l'absence d'un tel "proxy", mais justement, je pense qu'ils m'auraient davantage plu si j'avais eu cet outil pour prendre des repères dans l'univers.

La question que je me pose, maintenant, c'est "pourquoi je n'ai pas ce souci (en général) en SF ou en Fantasy ?". Est-ce parce que ce sont des genres que je connais depuis l'enfance ? Est-ce parce que les tropes de ces genres impliquent plus facilement l'emploi d'un intermédiaire avec le lecteur ?

Il y a quelques mois, j'ai fait un article sur l'excellent Disco Elysium. Ce jeu se passe dans un univers qui évoque les année 80, mais qui, en fait, n'a rien à voir avec notre monde (je crois que c'est aussi le cadre d'un projet de jeu de rôles, ce qui explique peut-être pourquoi il donne l'impression d'être aussi complet, dans ses moindres détails). J'admets que j'ai eu un petit peu de mal à entrer dedans : pendant les premières dizaines de minutes, j'ai cru être sur Terre. Et puis j'ai vu les différences, et je m'y suis adaptée (notamment parce que l'amnésie du personnage principal nous permet de poser les "questions idiotes" qui nous aident à trouver des repères). Aussi, l'ambiance assez onirique fait de notre désorientation une partie intégrante du jeu.

Mais je ne suis pas sûre que "la même chose" en version roman m'aurait plu : trop de choses passent par le visuel (et l'audio, dans une moindre mesure - je vous ai dit à quel point la bande originale était magnifique ? 😍) et je pense que ça serait trop "lourd" à faire passer purement par l'écrit.

Tout ça pour dire que j'aime savoir où je suis, même si ça ne me dérange pas de ne pas "être chez moi" tant que je peux retrouver des marques.

PS : Je n'ai jamais traité ici de la question de l'originalité - c'est un sujet vaste - mais je pense qu'il est connexe à ce genre d'interrogation. Je note pour un jour futur...



* : ouais, j'aime la bit-lit quand elle est bien écrite.

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